La première fois que l’on m’a parlé du Ghetto intérieur de Santiago H. Amigorena, j’ai pensé « Encore un ersatz de Si c’est un homme. Encore un qui se prend pour Primo Levi ».
Plutôt confiante dans les goûts littéraires de mon interlocuteur, j’ai tenté.
Je n’avais pas encore écouté le replay du 28 Minutes où l’auteur était invité pour présenter la suite de ce récit. Et oui : à l’heure où je découvrais le premier volume, la publication du deuxième faisait déjà l’actualité. J’ai aussi retrouvé Amigorena sur le plateau de la Grande Librairie du 29 septembre dernier : le moins que l’on puisse dire est que le personnage m’a paru un chouïa égocentrique…
Santiago H. Amigorena quitte l’Argentine pour l’Uruguay alors qu’il est enfant. Puis, ce sera une installation en France dans les années 1970 avant d’embrasser une carrière dans les arts (littérature, cinéma).
L’homme ne fait pas forcément l’ unanimité mais, comme le disait fort justement Michel Onfray à la Grande Librairie du 08 septembre dernier, « il faut savoir distinguer l’écrivain de son travail« . Une ordure peut écrire des choses superbes d’une grande intelligence. Pour autant, toutes les ordures ne sont pas de bons écrivains. Quant aux « belles » personnes, leurs valeurs morales n’en font pas de facto de bons écrivains. L’histoire littéraire en témoigne. Mais c’est un autre sujet, je m’égare.
J’ai donc acheté Le ghetto intérieur en ayant en tête l’ambiance très particulière du Ghetto vecchio vénitien, allez savoir pourquoi.
Le ghetto intérieur ouvre le projet de saga familiale/(auto)biographie romancée de l’auteur. L’étiquette de « roman » vient de la part inventée (émotions, dialogues notamment) complétant le récit biographique de la vie du grand-père de l’auteur.
L’action se déroule en Argentine pendant la Seconde Guerre mondiale, dans le milieu des immigrés européens. Juifs, surtout.
Cet el dorado du Nouveau Monde a offert à Wincenty Rosenberg une nouvelle vie loin de ce qui n’était au départ qu’un nazisme balbutiant. Des raisons de son immigration, le récit reste évasif. Au fil des pages, au gré des flashbacks ou des ellipses, Wincenty (devenu Vicente à son arrivée) sombre dans une mélancolie mutique, son ghetto intérieur.
Vicente est un parfait exemple de l’assimilation extrême. Depuis son installation à Buenos Aires en 1928, il a modifié son prénom, a épousé une Argentine et est devenu père de famille. Une vie paisible voire heureuse, ponctuée de rencontres avec ses deux fidèles amis.
Jamais il n’est retourné en Pologne, son pays d’origine. Jamais il n’a vraiment œuvré pour lever les objections de ses frère, sœur et mère et les faire venir auprès de lui. Souvent, il n’a pas répondu aux lettres de sa mère.
« Les années passaient et Vicente, à chaque fois qu’il recevait une lettre, maudissait les reproches de sa mère. 1932, 1933, 1934. Puis il les avait reçu avec indifférence. 1938, 1939, 1940. Dire que maintenant, depuis trois ans déjà c’est lui qui s’inquiétait de n’avoir pas assez de nouvelles de sa mère…«
L’accélération des mesures anti-juives jusqu’à la solution finale provoquera un questionnement existentiel longtemps refoulé chez Vicente. Au tumulte des armes et des faits, il finira par opposer un silence sans fin :
« Le monde extérieur avait de nouveau cessé d’exister. Ses pensées s’étaient de nouveau perdues dans la grande plaine enneigée. Il ne sentait plus rien. Seules quelques gouttes d’acide tombaient régulièrement dans son ventre, creusant un sillon lancinant pour lui rappeler son malheur.«
Entre roman et biographie, ce récit traite de la Seconde Guerre mondiale d’une façon assez intéressante. Sans aucune originalité, l’image du Cri, le tableau de Munch s’est assez vite imposée à moi à la lecture du Ghetto intérieur.
Le ghetto intérieur de Vicente est rapidement communiqué au lecteur ; comme lui, on a l’impression d’être entre quatre murs qui se rapprochent inexorablement : « Mais il s’était endormi et il avait rêvé de nouveau ce rêve qu’il faisait si souvent depuis qu’il avait reçu la visite du docteur Moshé Feldsher. Le réveil dans son lit, le mur infranchissable qui l’encerclait, qui se resserrait jusqu’à l’étouffer… «
Ce récit aurait pu s’intituler « Oppression ». Oui, le récit est souvent lourd émotionnellement.
Car il est question de culpabilité, d’exil, d’identité ( oui, je sais, des poncifs quand il est s’agit de la Seconde guerre mondiale). Comment continuer à vivre « normalement » à Buenos Aires quand on sait ce qu’il est advenu en Europe quelques semaines/mois plus tôt ? La presse étrangère est-elle fiable ou la situation prête-elle à divagations ? Faut-il se sentir coupable d’avoir choisi le départ ? L’exil de la patrie signifie-t-il aussi l’exil familial ? Comment être présent ici et concerné par ce qu’il advient là-bas ? L’assimilation doit-elle être le corollaire systématique de l’exil ? Dans l’exil, se perd-on en tant qu’individu ? Pourquoi faut-il la guerre pour (re)ssentir sa judéité ? Cette judéité est-elle un marqueur de personnalité ad vitam æternam ? L’antisémitisme sera-t-il toujours sous-jacent ? La vie en exil n’est-elle qu’un simulacre, un château de cartes prêt à s’effondrer ? Existe-t-il des mots assez forts mais surtout assez justes pour expliquer la férocité des hommes ? Ne pas verbaliser l’horreur, n’est-ce pas en nier l’existence ? Bref, ce récit interroge.
La mélancolie qui gagne petit à petit Vicente finit par se transformer en mutisme tandis que le verbiage de l’auteur relève parfois de la logorrhée. Avoir entendu S. H. Amigorena lors de son passage à la Grande Librairie a renforcé cette impression. La musicalité des mots ne m’a pas convaincu. Des tournures par trop ampoulées et la litanie des répétions amenuisent, à mon sens, la force du récit. Quant aux « points historiques », je n’en vois pas l’utilité.
Les errements de Vicente et son sentiment de culpabilité soudainement aggravé par le parcage de sa famille dans le Ghetto de Varsovie peuvent provoquer un agacement très vif. Il faut alors se rappeler que nous lisons l’Histoire a posteriori. Les moyens d’investigations et de communication en 1940 n’étaient pas ceux d’aujourd’hui. Et puis. Il y a cette question qui émane jusqu’à devenir inéluctable : moi, qu’aurais-je fait à sa place ? Comment aurais-je (ré)agi si j’avais été son épouse ? Sa sœur ? Sa mère ?
Je ne suis pas certaine de lire à nouveau Amigorena. Ni de refaire confiance à celui qui me l’avait indiqué ! Cela dit, il faut reconnaître que Le ghetto intérieur n’est pas tout à fait un énième roman biographique sur la Seconde Guerre mondiale. Bien sûr, un livre a toujours plusieurs degrés de lectures.
D’une certaine façon, la morale de cet ouvrage pourrait être celle-ci : même si vous avez changé, n’oubliez pas vos origines ni qui vous êtes. Répondez à vos proches, aux mails, aux textos, aux appels. Dites-leur qu’ils sont importants pour vous, dites-leur qu’ils vous cassent (parfois) les pieds mais que vous les aimez (toujours). Parce qu’on ne sait jamais.
Type : Poche
Genre : Roman
Editeur : Folio
Prix : 7,60€
192 pages
Disponible ici
