A cinq ans, je suis devenue terre à terre, de Jeanne Cherhal. Et la Terre est bleue comme une orange…

Vous avez de mauvais souvenirs de vos recherches de vocabulaire au CP ? Venez, vous allez changer d’avis.

Il y a quelques semaines, j’ai eu la surprise de trouver dans ma boite aux lettres une enveloppe marron un peu épaisse, revêtue de l’écriture de ma chère Laure. L’écriture de mon amie de 10 ans et le format du colis étaient deux indices sur le contenu (un livre!!!), restait à savoir de quel titre il s’agissait !
Ce matin-là, je m’étais engagée à réaliser une bonne action – la pluie s’étant invitée, cela m’a pris plus de temps que prévu (dans ces cas, il y a toujours une infime partie de moi qui me chuchote de tout laisser en plan et de filer avec le livre sous le bras ) ! C’est donc tard que j’ai découvert le joli cadeau surprise de ma chère Laure : «A cinq ans, je suis devenue terre à terre » de Jeanne Cherhal.

Le titre m’a fait sourire. Il est génial. Je n’avais pas (trop) d’inquiétude quant au contenu car Laure est mon alter ego de lectures. Chalandon, Maalouf, Faye, Maupin… il n’y a pas beaucoup d’auteurs que nous n’aimons pas l’une et l’autre.
Grâce à Laure, j’ai découvert le diptyque de Jonathan Coe « Le cercle fermé » et « Bienvenue au club » (future trilogie « Des enfants de Longbridge », clôturé provisoirement ? avec « Le cœur de l’Angleterre »). Mais je m’égare…

Jusque là, de Jeanne Cherhal je ne sais quasiment rien hormis qu’elle est une chanteuse à textes reconnue et assez engagée. Le petit mot de Laure, convaincant, a attisé ma curiosité mais c’est un secret !
Arrêtons de procrastiner et voyons « A cinq ans, je suis devenue terre à terre ». Est-ce que cette fois nos avis divergeront, ma chère Laure ?

« A cinq ans, je suis devenue terre à terre » est un recueil des 40 mots qu’affectionne le plus Jeanne Cherhal, de cocotier à horizon, en passant par charogne, procrastiner, foutraque, merde, non, bang, sexy ou encore yoga. La bienséance peut aller valser : ici, le vocabulaire ne sera pas empesé, amidonné, bien propret sur lui.

Foutraque n’est donc pas un j’y-fous-tout. Il n’est pas non plus un passe-partout, employé faute de mieux, comme ce pauvre « sympa », si vide, si plat.

A cinq ans, je suis devenue terre à terre. J. Cherhal

Non contente de partager cette liste assez éclectique, l’autrice-compositrice-interprète nous fournit sa propre définition de chacun de ces mots, faisant intervenir tour à tour des bruits, des couleurs, des odeurs, des souvenirs. Je comprends ma Laure pourquoi tu m’as envoyé ce livre… Quel bonheur d’avoir entre les mains un livre synesthésique ! Merci mon Mousquetaire d’avoir pensé à moi !

Outre cette façon de décrire les mots qui me correspond assez, plusieurs entrées du glossaire me ravissent ou me parlent.

Prenons foutraque qui est l’un de mes mots passe-partout préféré, dont j’use et j’abuse. Foutraque est plus joli que son synonyme « bordélique » quoique celui-là rime avec « angélique » et caméléon, il s’utilise aussi bien pour une personne que pour un lieu ou un écrit (si c’est pas un mot étymologiquement économique ça 😉 ) :

Foutraque, selon Jeanne Cherhal :

« On pourrait croire que foutraque est l’équivalent d’un j’y-fous-tout : un plat de restes, dont la composition très personnelle est un peu honteuse. Un j’y-fous-tout est mangeable, varié sans être avarié (ou presque), mais, en toute logique, on ne saurait servir un j’y-fous-tout à ses convives. On le garde pour soi. […] Foutraque n’est donc pas un j’y-fous-tout. Il n’est pas non plus un passe-partout, employé faute de mieux, comme ce pauvre « sympa », si vide, si plat. Rien de tout cela.
D’abord, sa racine « foutre », si crue soit-elle, impose un style : foutraque est un mot brut et spontané, comme peut l’être un seigneur extravagant qui ne dira jamais « je n’en ai cure » ou « peu me chaut », mais « j’en ai rien à foutre », en toute élégance. C’est un mot voyou, qui ne triche pas. […] Grâce à foutraque, on chérit l’imperfection et on brandit en étendard la maîtrise charmante du n’importe quoi. En fait, tout lui va ! Sans que pour autant il aille à tout le monde… Quel dandy
! ».

Jeanne Cherhal

Jeanne Cherhal explique parfaitement ce qu’elle appelle la chiale, phénomène que je n’avais pas nommé tellement il est bref. Mais j’approuve :

« La chiale se distingue du pleur (lié au chagrin), de la pleurniche (liée à l’auto-apitoiement), du sanglot (lié à la rage), […] ou de toute autre manifestation lacrymale, en ce qu’elle trouve sa source dans l’émotion artistique. […] Elle a pour elle d’être intense, mais brève. […] La chiale prend de la hauteur et apparaît comme un état de grâce quand ce qui se joue sur une scène, ou dans un livre, une chanson, un film un tableau et ce qui se joue à l’intérieur de soi sont en telle résonance que bam ! on a la chiale ».

Jeanne Cherhal définit La Chiale

Mais quelle fabuleuse description de la chiale ! Sourire, approbation, rire, applaudissements. Bravo !!
Par conséquent, je peux dire ceci : Juillet 2019, théâtre antique de Vienne, concert en plein air de Ludovico Einaudi. Nous étions nombreux à avoir la chiale ce soir-là, sous les étoiles, quand retentissaient les notes de Nuvole Bianche, Rose ou Divenire.

Jeanne Cherhal s’attache aussi à proposer l’autoportrait d’un mot-concept ô combien raillé et pourtant… l’Amitour. Bon, le mot n’est pas très mélodieux. Il a un côté brutasse voire suspect, cet amitour, avec ce t hautain qui toise de toute sa hauteur le courtaud et replet r. Les deux se font face, comme sur un échiquier, on se demande qui le premier va sauter le guet formé par le o et le u. Amitour est un peu âpre au palais. Bref, il ne me plaît guère. Mais voyez plutôt sa définition :

« L’amitié entre une femme et un homme suscite souvent – me semble-t-il – au mieux une discrète perplexité, au pire un bon vieux sarcasme. Elle serait douteuse et ambigüe. Le moment est venu de m’inscrire en faux. Non ! L’amitié mixte (l’expression est assez laide, mais on comprend l’idée…), ce n’est pas une vue de l’esprit, ça existe ! […] et de m’agacer parfois, bon bien. Basée sur une admiration mutuelle, un humour commun, un soutien inconditionnel, un large vocabulaire truffé de tics scabreux qui s’étoffe d’année en année et une solide tendresse malgré la pudeur des sentiments... »

Jeanne Cherhal définit l’Amitour – A cinq ans, je suis devenue terre à terre

Oui, il y a de vraies têtes de bois, terriblement agaçants et pour lesquels on éprouve une « solide tendresse », une « admiration » certaine, qui se sont étoffées d’année en année.

Si vous aimez marcher dans les feuilles l’automne, si discrètement (ou pas d’ailleurs) vous aimez sauter dans les flaques d’eau, s’il vous arrive de prendre une décision en fonction du nombre de feux verts/rouge que allez croiser, si vous arrivez en retard parce que vous avez pris en photo un arc-en-ciel pour un ami, alors le livre de Cherhal est fait pour vous.
Les fans de la chanteuse pourront aussi y trouver leur bonheur je pense, avec des incursions dans son univers très personnel.

Ni monologue ni vraiment mémoires, surtout pas journal, ce livre est atypique. Jeanne Cherhal présente son petit livre comme un glossaire dont le dictionnaire Larousse nous donne la définition suivante : « recueil de gloses » c’est-à-dire « explication de quelques mots obscurs d’une langue par d’autres mots plus intelligibles ». Un glossaire plein de poésie mais une poésie non conventionnelle.

De fait, même si certains éléments se recoupent, il n’y a pas de récit à proprement parler : chaque mot conduit à/est un récit, c’est l’essence même du glossaire. Ici, l’autrice teinte ses définitions d’émotions et de souvenirs personnels. Beaucoup d’humour, peut-être encore plus d’amour (amical, familial), une pointe de féminisme, un soupçon de noirceur. On s’enchante et on déchante rarement. Des mots, des passages m’ont touché plus que d’autres.

La collection Le Goût des mots, dans laquelle est publiée « A cinq ans, je suis devenue terre à terre » est dirigée par Philippe Delerm aux éditions Points. Personnellement, les passages de ce monsieur à la Grande librairie ont plutôt tendance à m’agacer et je n’ai donc pas une image très positive du personnage. Comme quoi, on peut être agaçant et être un bon éditeur. L’un n’empêche pas l’autre.
L’avant-propos de Delerm (qui signe Ph. D., comme un doctorant anglo-saxon) rappelle que la collection a pour vocation de mettre en lumière les mots « pour leur sens, leur sonorité, et le plus souvent pour le rapport de la musique avec l’idée, de la cadence avec l’imaginaire ». Ces mots sont ceux de « personnalités reconnues pour leur amour de la langue [qui] livrent ici beaucoup de leur être le plus secret en voyageant en toute liberté avec les mots qui leur ressemblent ». De mon point de vue, Jeanne Cherhal remplit le contrat.

En lisant « A cinq ans, je suis devenue terre à terre », j’avais parfois l’impression de marcher en équilibre sur le bord du trottoir ou d’être assise dehors et de jouer avec les nuages : ce livre est un petit plaisir simple. Parfois, on a quelques agacements ou on se refroidit mais au final, on a passé un excellent moment très doux et chaleureux. On a appuyé sur pause.

Avant de vous laissez voguer vers d’autres horizons, un dernier mot-portrait. Pas un gros, plutôt un petit qui, d’instinct, serait susceptible d’en hérisser plus d’un (charogne, souillon vampirisé-e par un parrain façon mafia, etc.) :

« Il n’est ni joli, ni gentil ,ni mignon. Il n’est pas vraiment beau, pas forcément agréable et loin d’être parfait. On ne peut pas dire qu’il ait la classe, ni qu’il soit d’une grande poésie. Pour autant il n’est pas vulgaire, ni grossier et encore moins fadasse. Jamais timoré, jamais indécis. […] On ne le sonne pas pour être dans la demi-mesure ou la tiédeur. Pour ça, il y a « sympa ». Quel niais, celui-là. […] Mais sympa, très peu pour moi. Celui qui nous intéresse est bien plus sombre, et en plus il brille dans la nuit. […] Il convient de ne pas le galvauder, de ne pas en abuser, au risque de lui faire perdre un peu de son aura brûlante. Une chanson peut l’être, une allure, une parole, une attitude, un geste, une danse, un film, un mot, un regard même… Mais il reste indéfinissable. Il attire, il envoûte, il éveille les sens et fouette le sang, mais on ne sait pas trop pourquoi. Et ça, c’est sexy. ».

Jeanne Cherhal définit Sexy – A cinq ans, je suis devenue terre à terre

Les mots ont leur musicalité. Pris dans le quotidien, nous n ‘écoutons plus les autres pas plus que nous n’écoutons nos réponses aux autres. J’aime beaucoup écouter les gens, ils emploient souvent les mots à mauvais escient ou toutes ces ignobles expressions qui n’ont aucun sens et qui n’existent pas dans la langue française : « confusant », « je vous partage », « à aujourd’hui », « on est impactés » etc. Stoooop ! Il y a la confusion ou l’adjectif confus-e ; partager quelque chose AVEC quelqu’un ; la construction d’au jour d’hui, association de termes de vieux français qui signifient à ce jour est telle qu’il est largement superflu d’ajouter ce à en amont, à moins de vouloir faire faire de la gymnastique à votre palais !

J’aurai adoré lire les 40 mots qu’affectionnait le plus Philip Roth, Michel Serres, ou encore Marceline Loridan-Ivens ! Si les éditions Points veulent s’ouvrir sur l’étranger, je lirais volontiers les 40 mots qu’affectionne le plus Chimamanda Ngozi Adichie. Si Ph. Delerm souhaite s’en tenir à la France, proposez l’exercice à Mona Chollet, à François Busnel ou Gaël Faye, par exemple !

Lire « A cinq ans, je suis devenue terre à terre », c’est presque appuyer sur pause. Ou plonger sous la couette quand le réveil sonne. Ou rester sur la plage à écouter l’océan alors qu’il est l’heure de rentrer. Avec ce livre un peu foutraque, bang ! on envoie valser une certaine bienséance et enfin, on ouvre une lucarne sur la synesthésie. Cette lecture amène aussi à s’interroger sur les mots que nous employons, pour quoi nous les employons et pour qui. Bon bien, j’arrête vous allez me traiter de sorcière. Et vous, quels sont vos mots préférés ?

Type : Broché
Genre : Témoignage
Editeur : Points
Collection : Le goût des mots
Prix : 10€
156 pages
Disponible ici

Related Posts